L'enfant de Floréal, chapitre 5

La ville s’étaient donnée. Elle allait être reprise. A dix-huit heures, le tocsin sonna à nouveau. Au loin, depuis les guets des tours de la cathédrale et de l’hôtel de ville, on avait repéré le gros des colonnes républicaines.

 

Cantonnées à l’extérieur de la ville en état de siège, les troupes de Couthon, Saint-Just et Romme avaient reçu des informations partielles sur la prise du Puy par les monarchistes de la part de quelques gardes et sectionnaires républicains en fuite.

 

Consternés par l’inefficacité de la garnison, les conventionnels furent encore plus choqués par la facilité avec laquelle la population avait cédé aux vieux démons et à la servitude volontaire qu’on leur proposait… Couthon, incapable de se mouvoir sur des lieux de combats sans porteur ou dans sa chaise roulante, décida de rester avec les deux cent hommes de l’arrière garde hors des murs pour accueillir d’éventuels fuyards et les traiter comme il se devait. Guyardin prit le commandement d’un premier détachement d’environ quatre cents hommes à pied, flanqués des grenadiers et de la moitié des artilleurs. Saint-Just prit la tête de la cavalerie, du reste des artilleurs et des hommes à pied.

 

A présent que chaque détachement était posté aux trois portes de la ville engoncée dans ses vieux remparts, aucune échappatoire n’était offerte aux assiégés. A dix-neuf heures, commencèrent les sommations au canon. Aux sommations, inutiles, succéda un pilonnage continu et intense. Depuis le XIVème siècle, la localité n’avait connu de tels évènements. Au bout d’une demi-heure, les bombardements bien calibrés emportèrent les portes est et nord de la ville. L’assaut fut donné rapidement et encore une demi-heure plus tard, plusieurs centaines de corps gisaient à ces endroits et on s’attelait à les jeter dans les douves des fortifications. La masse de cadavres commençait en effet à  gêner le passage.

 

La porte sud, impossible d’accès en raison de son vieux pont-levis relevé, était sous la surveillance des troupes de Couthon. Le moment venu, soit les fuyards abaisseraient le pont et tomberaient nez à nez avec les baïonnettes, soit les troupes de Saint-Just ou de Guyardin prendrait le poste de garde et ouvriraient l’accès à leurs camarades.

 

Hommes, femmes, enfants, vieillards. La Terreur ne faisait pas de distinction. Baïonnettes au canon ou à coup de fusil, ordre avait été donné aux troupes de ne pas faire de quartier. Il fallait faire rendre gorge à cette engeance contre-révolutionnaire et en faire un exemple à la face du monde.

 

Dans les rangs de La Fayette, les défections se faisaient de plus en plus grandes et à vive allure. Des dizaines de paysans qu’on avait chargé de positions à tenir fuyaient sans demander leur reste. La rumeur d’une Saint Barthélemy avait provoqué de nombreuses capitulations. On avait bien quelques canons, mais peu de personnes savaient s’en servir. Les fusils, quant à eux, manquaient cruellement malgré la distribution des armes prises sur les gardes assassinés le matin.

 

La véritable nature de la prise du Puy par La Fayette et les monarchistes s’avéraient maintenant telle qu’elle était. La jacquerie avait réussie, mais cette insurrection brouillonne, soutenue à bout de bras par la paysannerie locale plus que par une troupe régulière, était incapable de résister à une épreuve militaire, menée dans les règles de l’art par des cohortes formées et opérant selon une organisation méthodique de siège et de guerre totale.

 

Dans les rues, que les troupes républicaines reprenaient une à une avec une facilité déconcertante, on tuait baïonnettes au canon. Par économie de poudre, d’autres expédients étaient usités. On précipita, par exemple, les gens des fenêtres et on massacra en attrapant les prisonniers par le tronc en les jetant tête la première contre les murs. Contre les barricades montées dans la hâte avec quelques meubles, tonneaux, bouts de bois ou pavés, la canonnade restait le moyen le plus efficace, même s’il fallait transporter les pièces d’artilleries et la poudre à dos d’hommes, en raison de l’escarpement des rues, inaccessibles aux chevaux.

 

Pour éviter le massacre, la majorité des habitants s’était réfugiée dans les caves ou les greniers. De peur d’être pris à revers par d’éventuelles troupes monarchistes, la technique de l’enfumage était largement usitée pour faire sortir les réfugiés de leurs caches. Ceux qui échappaient à la mort étaient systématiquement faits prisonniers. Là où l’enfumage ne produisait de résultats, on livrait les maisons aux flammes. Toujours stationnés à l’extérieur, Couthon et ses troupes purent admirer la ville s’endormir sous un crépuscule flamboyant.

 

Vers vingt-heures, la cathédrale, fortement tenue par Lameth et un vingtaine d’hommes dont il avait su tirer partie, était prise. La porte sud de la ville céda également, non sans avoir failli coûter la vie à Guyardin qui en avait fait sa priorité. La prise de la ville avait coûté quatre vingt trois hommes aux troupes républicaines. De l’autre côté, l’ampleur du carnage était inégalée. Depuis les rues maculées de sang qui montaient vers la place de la cathédrale prenait naissance et se déversait un torrent écarlate qui irriguait toute la ville.

 

Le seul lieu de résistance encore actif était l’hôtel de ville où demeurait enfermés avec La Fayette une centaine de fervents monarchistes, prêts à mourir pour sauver le roi. Le vieil édifice, construit à la Renaissance avec de lourdes roches basaltiques, fut défiguré à coup de canon. Une fois le rez-de-chaussée détruit, offrant une brèche pour le passage des troupes, Saint-Just envoya ses meilleurs hommes tandis que le reste des soldats tiraient en visant les fenêtres pour éviter que les assiégés ne s’en servent comme points de tir.

 

Un immense cri se fit entendre dans la ville. Cent hommes, hurlant « Vive la République ! » ou encore « Vivre libres ou mourir ! », traversèrent la place de la maison commune et s’engouffrèrent dans le bâtiment. Au moment de l’assaut, La Fayette, dont le seul souci n’était plus que la sécurité du roi, demanda à ses hommes de déposer les armes. La plupart obéirent tandis que quelques uns, jugeant plus honorable la baïonnette à la guillotine, se précipitèrent dans les escaliers à la rencontre d’une mort certaine au son d’un ultime « Vive le Roi !».

 

En l’espace de quelques minutes, le silence se fit. La place avait été investie avec succès. Trente hommes y avaient laissé la vie, deux républicains et vingt-huit monarchistes. Saint-Just, toujours à cheval, fut bientôt rejoint par une unité qui encadrait La Fayette, portant, dans ses bras, l’enfant, blessé à la jambe par une balle perdue. Il donna aux mitrailleurs des instructions sur le sort des autres prisonniers. Aucun ne passerait la nuit. Il édicta également des ordres sur l’organisation de la place au commandant des gardes. Puis, il emmena avec lui le détenu et son jeune compagnon de route.

 

La nuit était tombée et Couthon, demeuré à l’extérieur de l’enceinte, avait fait dresser le campement de l’arrière garde. Assis sur son fauteuil roulant derrière un bureau de campagne, il dressait avec les officiers la liste des pertes, celle des prisonniers, il donnait des ordres pour le quadrillage de la ville et avait commencé un rapport à destination de Robespierre et du Comité de Salut Public.

 

Il était un peu moins de vingt-deux heures lorsque Saint-Just fit son entrée avec La Fayette et l’enfant blessé dans la tente de Couthon. Le jeune garçon fut immédiatement emmené par un garde pour être mis aux fers dans la berline des conventionnels. L’enfant, qui avait vécu ces péripéties sans mot dire, regarda une dernière fois La Fayette et l’air résigné, se laissa agripper par le brigadier.

 

- « Qu’allez-vous faire de lui ? » demanda La Fayette.

 

- « La question qui devrait vous préoccuper pour l’instant, citoyen Dumotier, serait plutôt, qu’allons nous faire de vous… » rétorqua Couthon.

 

- « Peu importe que vous me guillotiniez demain à Paris ou que vous m’abattiez ce soir. Je connais le sort que vous me réservez, j’y suis prêt et je ne le crains point. Je souhaite simplement savoir si le roi va vivre… »

 

- « Oh pour vivre, il va vivre, ironisa Saint-Just. Mais cet enfant n’est pas plus roi que vous ou moi. Et quand bien même la monarchie serait encore debout, il ne saurait être le roi » ajouta-t-il.

 

- « Qu’entendez-vous par là ? » somma La Fayette.

 

- « Vous est-il jamais venu à l’esprit, citoyen Dumotier, le moindre doute sur la réelle identité de cet enfant ? repris Couthon. N’avez-vous jamais envisagé l’éventualité d’un double, d’un faux, bref d’une substitution ? »

 

A présent, Saint-Just commençait à trouver la scène délectable. Vaincu, le général-marquis n’en continuait pas moins d’être suffisant, empanaché dans l’orgueil d’avoir réussi, pour un moment, à mettre en branle la République par la libération de l’héritier du trône ; d’avoir redonner espoir à son camp par la prise du Puy.. La dernière phrase de Couthon, en lui révélant la vérité, bien plus que la défaite, avait porté l’estocade à son air condescendant.

 

La Fayette comprenait à présent pourquoi l’enfant restait muet à ses sollicitations, pourquoi l’évocation de souvenirs, des membres de sa famille, de sa grande sœur, celle qu’on appelait Madame Elisabeth, toujours retenue au Temple, ne signifiait rien. Il songeait aussi avec amertume à son périple, son évasion qu’il avait préparé depuis des mois, son voyage, les souffrances endurées, l’intelligence déployée pour percer le secret des oubliettes du Temple qui jadis, communiquaient avec les égouts de Paris.. Et puis il y avait ces morts, ce massacre qui n’en finissait pas de souiller le sol de France et dont il était, pour partie responsable, lui, le héros de la liberté…

 

- « Mais comment êtes vous sûr de l’identité du véritable Louis XVII, bafouilla La Fayette. Qu’en avez-vous fait ? Est-il mort ? Qui est cet enfant ? »

 

De multiples questions l’envahissaient. Le trouble, allié à la fatigue des combats, le fit presque défaillir. Couthon, faisant rouler les roues de sa chaise mobile, s’approcha de lui et lui révéla la vérité.

 

- « Voyez-vous cher marquis, lors du procès de la veuve Capet[i] en vendémiaire[ii] dernier, la République était en proie à de nombreuses agitations royalistes. A cette époque, expliqua Couthon, nous avons du faire face non seulement aux ennemis de l’extérieur, mais surtout aux ennemis de l’intérieur. Beaucoup de rumeurs circulaient sur une restauration monarchique et sur des plans d’évasions du fils capet. La faction girondine, qui n’avait acceptée la République que du bout des lèvres et avait été indulgente avec Louis XVI, pouvait se rallier à cette idée. Nous étions aux débuts de l’an II et elle n’avait pas encore été totalement écrasée.  Aussi, après les émeutes fédéralistes à Lyon ou après le siège de Nantes par les contre-révolutionnaires vendéens ; de concert avec Saint-Just et Robespierre, et dans le plus grand secret, une mesure spéciale fut prise pour pouvoir identifier celui que, vous autres, traîtres, aristocrates, sabre-peuple, émigrés, dévots et consorts, appelez pieusement Louis XVII. »

 

Le regard de La Fayette croisa celui de Couthon, demandeur de plus de détails. 

 

- « Charles Louis Capet, continua Couthon, dit le dix-septième du nom, est identifiable par une marque qui lui a été faite à l’aine, par marquage au fer. En outre, depuis cette époque, il n’est pas emprisonné au Temple comme nous en faisons publicité dans les cours étrangères mais dans un endroit tenu secret qui change chaque mois et dont nous seuls, Saint-Just, Robespierre et moi-même connaissons de façon alternée, la résidence.

 

- « Chiens, hurla La Fayette, tenu en joue par Saint-Just. Vous l’avez marqué au fer.. Vous rendrez gorge de ces stigmates… »

 

« Stigmates ? ironisa Saint-Just, le prenez-vous pour le Christ ? »

 

- « Du calme citoyen Dumotier tempéra Couthon. Cette marque n’est que le sceau de la tyrannie. La vengeance du peuple pour son ascendance de despotes, pour les souffrances milles fois plus douloureuses, par centaines, par milliers, peut-être par millions que sa race d’oppresseurs a infligé à travers les âges à la dignité humaine. Quoi qu’il en soit, ajouta t-il, vous vous êtes battu, et avec mérite nous vous l’accordons, pour faire roi un orphelin muet de naissance que nous avons été cherché dans un asile. »

 

- « En un mot, vous vous êtes battu pour rien, si ce n’est votre gloire. » ajouta Saint-Just.

 

- « J’ai fait mon devoir. » pesta La Fayette.

 

- « Votre devoir d’aristocrate. » le repris sobrement Saint-Just.

 

- « Un aristocrate que s’est battu toute sa vie pour la liberté. »

 

- « La liberté d’un seul. précisa Saint-Just.  Celle de cet enfant que vous vouliez faire roi au mépris de la servitude du plus grand nombre. »

 

- « Je me suis battu pour l’égalité. »

 

- « Votre égalité, c’est de la charité chrétienne, des miettes jetées en pâture pour se donner bonne conscience tandis que le peuple crève de faim… » continua Saint-Just.

 

- « Au moins, ma conscience n’est par ternie par les massacres officiels d’innocents. Cet enfant aurait pu nous apporter la paix. »  conclut La Fayette.

 

- « Hélas, cher marquis, termina Couthon, je vous rappelle que c’est vous qui avez ordonné de tirer sur une foule désarmée en juin 1791, au Champs de Mars, au nom du roi son père. Et au delà de cet acte inhumain, aujourd’hui encore, et toute votre attitude le prouve depuis votre évasion, votre liberté, votre égalité, tous vos actes sont intimement et indissolublement liées au sort d’un seul. Dieu ou César in fine peu importe, vous êtes au service non pas de valeurs, mais d’une personne. Voilà la différence, voilà ce qui nous sépare. Cet enfant, cet enfant dont j’ignore le nom, cet enfant qui n’a compté à vos yeux que l’espace de ce mois de Floréal, vous étiez prêts à sabrer pour lui. A donner la mort pour le pouvoir d’un seul…

 

Vous n’avez toujours pas compris... Continua Couthon. Notre conscience, nos personnes, nos mémoires seront souillées de la mort de milliers de personnes, j’y consens.  Nous ne le souhaitions pas et l’Histoire jugera si la République devait rester impassible face aux attaques de ses ennemis.

 

Puis, poursuivant, Notre drapeau, plein de sang dans le bas, baigne pour partie dans une fange immonde. Cette fange est au service de l’émancipation pleine et entière de tous, elle est le témoignage d’une lutte qui proclame que chaque citoyen est roi en république.

 

Vous vous battiez pour un enfant La Fayette ! Enfant de Floréal ou enfant de lignée royale, encore et toujours le pouvoir d’un seul ! Uniques et universels hommes providentiels ou providences divines, fontaines auxquelles s’abreuvent toutes les tyrannies !

 

Notre idéal est tout autre. Plein de sang dans le bas, notre drapeau est aussi plein de ciel dans le haut. Il a baigné dans une fange immonde, il porte néanmoins tous les espoirs du monde[iii]»



[i] Marie-Antoinette d’Autriche, Reine de France, épouse de Louis XVI.

[ii] Mois du calendrier républicain correspondant aux mois de septembre/octobre du calendrier grégorien.

[iii] Phrase librement inspirée d’une tirade de l’Aiglon, d’Edmond Rostand.

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